Une armée en pleine
mutation
L'Express du 09/11/00
Par Pierre Babey
Au corps
à corps, au fusil, à l'arme blanche, sur terre ou sous l'eau,
ces soldats sont la somme de tous les savoir-faire militaires. On ne connaît
leurs missions que lorsqu'ils les ont exécutées
Quand le jour se lève, deux heures après, le complexe industriel de Zvecan, dans la partie serbe du Kosovo, est sous le contrôle de l'administration de l'ONU. La mine et l'usine de plomb, rongées par la rouille et la négligence, étaient devenues une véritable bombe à retardement, un Tchernobyl chimique potentiellement catastrophique pour la population et les troupes de la KFor. Mais les Serbes ne voulaient pas entendre parler de fermeture. Il fallait donc intervenir en douceur, par surprise et, surtout, sans coup férir. L'opération a eu lieu, discrètement, le 14 août. Le secret a été gardé jusqu'à aujourd'hui sur le déroulement de l'action et les méthodes employées. La préparation a demandé plus de dix jours de repérages à la trentaine de spécialistes mobilisés. L'ultime feu vert a dû être donné au plus haut niveau politique français, preuve du caractère sensible de l'opération.
Ces militaires très spéciaux opèrent de préférence de nuit. Ils sont capables de libérer des otages, d'arrêter des criminels de guerre, d'exfiltrer une personnalité, de collecter des renseignements ou de détruire des objectifs. Avec leurs jumelles de vision nocturne ou leurs caméras à infrarouge, ils opèrent dans l'obscurité la plus opaque, aussi à l'aise dans leurs mouvements que le commun des mortels en pleine lumière. Avec un avantage considérable: ils voient sans être vus, progressent sans être dérangés, agissent sans être détectés.
La discrétion, poussée parfois jusqu'à la maniaquerie, commence aux portes de l'état-major du COS enfoui sous des tonnes de béton, de rocher... et de gypse, dans des locaux aveugles creusés à flanc de coteau, dans les galeries souterraines qui abritent une base aérienne complètement enterrée et un très secret QG des forces nucléaires, à Taverny (Val-d'Oise), dans la région parisienne. Les locaux y sont éclairés et climatisés artificiellement vingt-quatre heures sur vingt-quatre, protégés des agressions chimiques, des interceptions radioélectriques et même des conséquences d'une attaque nucléaire. Le commandant des opérations spéciales - actuellement un général de division de l'armée de terre - coordonne de ce PC les activités des unités sous sa responsabilité: les commandos marine de Lorient (Morbihan) et de Saint-Mandrier (Var), les parachutistes du 1er RPIMa de Bayonne, et les aviateurs du commando parachutiste de l'air n° 10 (CPA 10), basé à Orléans (Loiret).
Soldats, aviateurs ou marins du COS ne dépendent de leur hiérarchie que pour leur équipement ou leur formation. Pas pour leurs missions. Privilège enlevé de haute lutte après le séisme militaire de la guerre du Golfe. Les leçons de l'engagement français dans la coalition menée par les Américains avaient été cruelles, mais salutaires. De cette époque date la création d'un état-major interarmées, de la Direction du renseignement militaire, avec notamment son outil spatial, et de ce commandement des opérations spéciales.
Les opérations spéciales à la française ne sont pourtant pas nées d'une tempête à l'ombre des derricks, il y a dix ans, au Moyen-Orient. Leurs fonts baptismaux, ce sont plutôt les rues de Londres et la campagne britannique au milieu de l'année 1940. Quelques irréductibles font le siège du général de Gaulle pour obtenir l'autorisation de continuer le combat dans les unités spéciales britanniques, et singulièrement le Special Air Service, le fameux SAS. Autorisation accordée après quelques réticences et mûre réflexion. La France libre enfantera des jumeaux: les unités spéciales en uniforme et les clandestins du BCRA, l'ancêtre du Sdece et de la DGSE.
Mais à chacun sa route. A chacun sa mission. Le travail des opérations spéciales, ce ne sont pas les coups tordus, mais l' «ouverture de portes», une expression très prisée au COS pour illustrer l'action toujours discrète d'un tout petit groupe d'hommes, favorisant l'engagement d'une troupe plus nombreuse ou une opération plus voyante. A Mitrovica, en juin 1999, avant l'arrivée des chars Leclerc, quelques militaires français, une radio dans une main, un attaché-case dans l'autre, obtiennent du chef local de l'UCK qu'il diffère l'avancée de ses partisans de quelques quarts d'heure et passent un deal avec le colonel de la garnison serbe pour qu'il fasse retraite sans combat ni exactions d'arrière-garde.
La synchronisation est si parfaite que, pendant de brefs instants, la seule autorité militaire et civile de Mitrovica est un officier français à l'allure de haut fonctionnaire, un pistolet à la ceinture tout de même. C'est une «ouverture de portes», sans tambour ni trompette. Il faut cependant parfois faire du bruit, pour attirer l'attention... ailleurs. Les unités engagées dans l'arrestation des criminels de guerre en Bosnie peuvent avoir recours à de fausses opérations héliportées, qui leurrent les défenses. Les hommes répugnent à en parler, de peur de dévoiler leurs recettes.
Depuis, les hommes du COS évitent de rouler des mécaniques: «Nous ne voulons pas être les vilains petits Rambo qui foutent le bordel dans une opex [opération extérieure], affirme crûment le colonel Nebout, chef du 1er RPIMa jusqu'en juillet dernier. C'est vrai qu'au début les gens avaient soif de reconnaissance. Certains en ont fait des tonnes. Ce temps-là est révolu. Nous avons fait notre trou au sein des armées. Plus besoin de se faire remarquer pour exister. 80% de notre entraînement se fait de nuit. C'est dire qu'on fuit la lumière...»
Du haut de ses remparts, le 1er RPIMa domine Bayonne. Vue imprenable sur le Pays basque, des rives de l'Adour à la frontière espagnole. La citadelle de Vauban prend des airs d'académie des forces spéciales. 43 hectares de stands de tir, de parcours du combattant ou d'aires de poser d'hélicoptères. Les vieux remparts résonnent des rafales des armes automatiques, des coups plus espacés des tireurs d'élite, des détonations assourdies d'un piège à explosifs qui veut se faire oublier. Ici vit une garnison de plus d'un millier de personnes, capable d'exister dans l'autarcie la plus complète; en vase trop clos, ajoutent les mauvaises langues.
Au terme des cinq ou six années de formation «où l'on empile les spécialités», les hommes ont des fourmis dans les jambes. «On aimerait bien s'user davantage dans l'action», soupire le colonel. L'action la plus courante, c'est l'évacuation de ressortissants, pris dans le feu d'une poussée de fièvre, en Afrique ou ailleurs. L'opération «Antilope», du 17 octobre 1997, est devenue un cas d'école: 60 Français arrachés in extremis à la folie de factions rivales, au coeur de la forêt congolaise, par un raid d'unités du COS héliportées à partir d'une frégate, sous la protection d'avions de chasse partis du Tchad. Mais les crises ne courent pas forcément les rues. Parfois, las d'attendre une belle mais hypothétique mission, les hommes partent. Ils quittent le régiment et l'armée, mais pas le métier. Deux «anciens de Bayonne» sont gardes du corps de Demi Moore...
Au fond de l'arsenal de Lorient, la base des commandos marine n'a pas la superbe de la citadelle de Bayonne. Mais l'endroit est à l'abri des regards et proche des zones d'entraînement. L'océan pour les activités nautiques, la base aéronavale de Lann-Bihoué pour les départs en catastrophe: 127 «détachements opérationnels» au cours des quatre dernières années. Parfois planifiés, le plus souvent impromptus. Exemple: le 12 mars 1997, 48 commandos quittent Lorient pour un entraînement de routine en Afrique. Durée prévue de la mission: trois semaines. Entre-temps, l'actualité bouscule la planification: menace sur une plate-forme dans le golfe de Guinée, crise à Kinshasa, puis en Sierra Leone, poussée de fièvre au Congo-Brazzaville. Résultat, le détachement ne retrouve Lorient qu'à la fin du mois de juillet... Le centre opérations des commandos, lui, est d'une banalité affligeante: une pièce froide, mal éclairée, quelques cartes aux murs, des tableaux de service. Les officiers s'y bousculent pourtant dès que l'actualité prend un coup de sang. «Quand cela chauffe quelque part, tous les cadres des commandos rappliquent dès 6 heures du matin, pour se rappeler au bon souvenir de la hiérarchie», sourit l'amiral Quentin, l'une des grandes figures des commandos marine et naguère leur patron.
Parfois, la mission part, mais les hommes n'interviennent pas. Exemple: Timor-Oriental durant l'été de 1999. Devant le risque de drame humanitaire, la France expédie à l'autre bout du monde un demi-millier d'hommes. Les éléments du COS débarquent à Dili, photographient la ville détruite, reconnaissent les itinéraires sûrs, repèrent les aires de poser d'hélicoptères ou de débarquement sur les plages. Les dossiers d'objectif sont bouclés et transmis par réseau crypté en un temps record à 15 000 kilomètres de là, à l'état-major des armées, à Paris. Ils y resteront. Car l'armée australienne verrouille la zone. L'intervention française à Timor demeurera humanitaire.
Mission avortée? Pas pour les hommes engagés, qui ont engrangé là-bas une expérience supplémentaire. Tout comme les nageurs de combat du mythique commando Hubert, qui enchaînent les nuits de navigation sous-marine sans être certains d'avoir un jour à engager un vrai raid offensif: en duo, ils se glissent dans leur propulseur, une sorte de torpille ultrasilencieuse portée par un sous-marin, qui délivre les commandos dans le noir et la discrétion les plus absolus à une quinzaine de milles nautiques de leur cible: un port, un arsenal, des installations côtières à photographier ou à détruire. Une mission rare en ces temps de paix.
Les commandos parachutistes de l'air n° 10,
eux aussi, ont complètement apprivoisé l'obscurité.
Leur mission, c'est la recherche et le sauvetage de combat, en milieu hostile,
la plupart du temps derrière des lignes ennemies, de pilotes éjectés.
Pour aller les chercher, parfois discrètement, parfois de force,
les CPA 10 ont développé un savoir-faire reconnu internationalement.
Car une récupération est toujours dangereuse. Elle nécessite
des moyens importants (plusieurs dizaines d'avions pour les Américains)
et un luxe de précautions pour déjouer un piège ennemi.
Le pilote à sauver est lui-même considéré comme
hostile tant qu'il n'a pas été formellement identifié
en répondant positivement à un questionnaire personnel sur
l'immatriculation de sa voiture ou les prénoms de sa belle-mère.
Le scénario s'est joué à plusieurs reprises, récemment,
dans les Balkans. Dans la plus grande discrétion.
«J'ai besoin de gros bras, mais surtout
de têtes bien faites. Et bien pleines.» C'est l'employeur unique
du COS, le chef d'état-major des armées, qui parle: «Des
gens qui aient une maîtrise totale des modes d'action, en particulier
dans la neutralisation des individus, comme sait le faire le GIGN, mais
qui aient aussi une intelligence globale des situations où ils se
retrouvent engagés et parfois isolés; des premiers de la
classe à Sciences po qui seraient aussi têtes de cuvée
des centres d'entraînement commando.»
Les responsables politico-militaires recourent de plus en plus aux opérations spéciales. Au cours de la semaine qui ébranla la Côte d'Ivoire, plusieurs unités étaient prépositionnées tout près d'Abidjan. Elles n'eurent pas à intervenir: leur simple présence a joué un rôle dissuasif discret, mais efficace. Devant la multiplication des engagements, faut-il augmenter le nombre des hommes? «Plus nous sommes nombreux, moins nous sommes spéciaux», affirme volontiers le commandant des opérations spéciales. A défaut d'effectifs, des moyens supplémentaires? Oui. Dans la transmission de données, par exemple, la modélisation des cibles en trois dimensions, ou des caméras émettrices individuelles en vision nocturne, pour voir et faire voir, au chef militaire ou au décideur politique, même en pleine nuit. La nuit, inséparable compagne des opérations spéciales...
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